A l’âge de 15 ans, il est bien connu que l’on fait comme on peut, et comme la gaucherie nous y autorise. Il me fallait me promener dans les bois. La seule familiarité à ma portée était celle de la Nature. J’aimais les odeurs du sapin et de l’humus, les bourdons et les ruisseaux. Je portais une sacoche pleine de petites boîtes de pellicules photo vides que ma grand-mère me donnait par kilos. Je m’en servais pour collecter toutes sortes de choses vivantes ou inanimées, un peu d’eau grouillant de daphnies, ou des insectes pour les peindre. Je passais ainsi mon été, à pied d’œuvre le soir au bord de la Vézère, le soleil couchant rasant la surface de l’eau et inaugurant le ballet des éclosions des phryganes et des éphémères. J’avais un filet à papillon et sautillais joyeusement dans la rivière. Je courrais après Heptagenia sulphurea et son jaune vif avant qu’elle ne gagnât la cime des arbres. C’était ma Nymphoida, mon réconfort, la seule sociabilité dont j’étais capable. 

Dans un bois, un jour, je trouvai une source au milieu d’une clairière.

Elle était parfaite. L’eau y était claire et glacée. Elle dévalait rapidement un petit fossé pour rejoindre la rivière quelques dizaines de mètres en contrebas. Autour, des épicéas trentenaires comme je les aimais. Je m’agenouillai pour coller mon nez sur les cailloux brunis par l’acidité de l’eau. Quelques petites algues que je ne connaissais pas, quelques petits fourreaux de larves de phryganes. Les phryganes sont des insectes étranges. Leurs larves ressemblent à des chenilles aquatiques. Elles se confectionnent un fourreau avec ce qu’elles trouvent, des grains de sables ou des éclats de bois. Quand elles éclosent et sortent de l’eau, elles sont devenues de petits papillons dont les ailes se replient en toit – bien plus agités que les vrais papillons. Les truites adorent les phryganes qu’elles gobent quand elles viennent pondre à la surface de l’eau. Dans cette source se trouvaient des larves de phryganes réfugiées dans leurs minuscules fourreaux sableux. Sur les plantes alentour, les adultes étaient posés, noir de jais, tous petits, velus et nerveux.

Je ne connaissais pas cette espèce. Il y avait là, sous mes yeux, de quoi satisfaire mon envie de voir la vie non humaine et se désintéressant de l’humain, quelque chose de l’ordre de la fuite, le besoin de rétrécir jusqu’à une taille microscopique pour plonger dans l’eau froide et visiter. Sur moins d’un mètre carré, des formes de vie que je ne connaissais pas, et que le reste du monde ignorait, étaient affairées. Leur horizon ne dépassait pas la longueur de mon bras. Les phryganes pondaient dans cette source où elles étaient nées, leurs enfants grandissaient sur les algues et les cailloux, et quittaient enfin l’eau pour se poser à leur tour sur les feuilles. Tout leur univers se trouvait ici concentré, nourri par la lumière du soleil et une eau sortie de terre, pure et minérale. Rien de ce qui se trouvait à plus d’un mètre autour n’avait d’importance ou d’impact. Elles ne le voyaient même pas, leurs yeux facettés ne comprenant que l’eau à portée d’aile et quelques-uns de ses prolongements. Ce bois était leur infini et cette source leur Atlantique.

Je ne rêvais que qu’avoir leur mesure. Non seulement toucher quelque chose d’aussi petit et d’aussi parfait, mais surtout pour me réduire, réduire mes douleurs d’adolescent mal aimé pour devenir aussi insignifiant pour le monde humain que banal pour ces créatures neutres, ni bonnes ni méchantes, pour ne plus avoir d’oreille et ne plus entendre les moqueries, pour ne plus voir que l’eau, pour renaître d’elle, par elle, et pour accomplir une existence infiniment simple et sans cesse renouvelée.

Quelques années plus tard, les arbres furent abattus et la source écrasée par un engin forestier.

Jamais je ne retrouvai par la suite ni la petite phrygane noire, ni cette composition dans laquelle j’avais eu envie de me réfugier dans un manteau de grains de sable.

STARTING POINT

At fifteen, one does what one can—awkwardness granting what permissions it will. I needed to wander the woods. The only closeness within reach was that of Nature. I loved the scent of firs and damp humus, the droning bees, the rustling streams. I carried a satchel filled with empty film canisters, gifted in bulk by my grandmother. I used them to collect all manner of living and lifeless things—a little water swarming with daphnia, insects to paint. That summer I spent my days at the water’s edge, each evening stationed by the Vézère, as the setting sun skimmed the river’s surface, ushering in the delicate ballet of caddisflies and mayflies. I danced through the shallows with a butterfly net, chasing Heptagenia sulphurea and her sharp yellow glint before she could vanish into the treetops. She was my Nymphoida, my solace—the only kind of companionship I could then manage.

One day, deep in the woods, I stumbled upon a spring in the heart of a clearing.

It was perfect. The water clear and icy, rushing down a narrow channel to meet the river just below. All around, the spruce trees—thirty years old, as I liked them. I knelt and pressed my face to the pebbles, stained brown by the water’s acid breath. There were little algae I didn’t know, tiny caddisfly cases clinging to stone. Caddisflies are strange. Their larvae, like underwater caterpillars, craft tiny shelters from grains of sand, splinters of wood. When they emerge, they become jittery moth-like creatures whose wings fold like rooftops. Trout adore them, snapping them from the surface as they rise to lay their eggs. In that spring, larvae nestled in their fragile, sandy tubes. Nearby, adults clung to leaves—jet-black, minute, hairy, and skittish.

I didn’t know their name. But they gave me what I most longed for—the sight of life unconcerned with humans, indifferent, self-contained. Something like escape. The desire to shrink to a microscopic size, to dive into cold water and visit. Within a single square metre, unknown lives thrived, ignored by the wider world, their whole horizon the length of my arm. The caddisflies laid their eggs in the same spring they’d hatched from. Their young grew on algae and stone, emerged, then settled again on the leaves. Their universe was there—concentrated, nourished by sunlight and pure, mineral water. Nothing beyond a metre mattered. They didn’t see it. Their faceted eyes registered only the nearby water and its brief extensions. This wood was their infinite. This spring, their Atlantic.

I wished for their scale. Not only to touch something so small and precise, but to become small myself—to shrink my teenage ache and be as forgettable to mankind as I was unremarkable to these neutral creatures, neither kind nor cruel. To be earless, untouched by jeers. To see only water. To be reborn of it, by it, into a life infinitely simple, endlessly renewed.

Years later, the trees were felled, the spring crushed by logging machinery.

I never saw the little black caddisfly again, nor the fragile harmony in which I had once wished to bury myself, wrapped in a cloak of sand-grains.